Cartographie de l’espace inter-religieux dans la déclaration Nostra Aetate de Vatican II (1965)
Table des matières
1) Une appréciation positive des autres religions
2) Une valorisation relative des autres religions
3) Une relation intériorisée avec la religion juive
Conclusion : l’Église au centre de la carte des religions ?
1) Une appréciation positive des autres religions
1§ Pour la première fois, le Magistère a reconnu des valeurs positives aux autres religions lors du Concile Vatican II. En particulier, la déclaration Nostra Aetate (N.A.) du 28 octobre 1965, « Des relations de l’Église avec les religions non chrétiennes », a présenté de manière non polémique les différentes religions : religions traditionnelles, hindouisme et bouddhisme, islam, judaïsme. Il nous semble que les descriptions des religions sont faites de manière objective, au point que les membres de ces religions pourraient les accepter.
2§ Le passage important relatif aux religions traditionnelles, hindoues et bouddhistes, est le suivant :
L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions.
Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes.
3§ Il faut noter ici la valorisation positive des religions en tant que telles, et non pas seulement des individus comme c’était encore le cas dans la constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium (L.G.) au numéro 16. Allant plus loin que Lumen Gentium qui trouvait du « bon » et du « vrai » dans les individus non chrétiens [1], Nostra Aetate trouve au niveau des religions cette fois-ci, du « vrai » et du « saint » : le « bon » est devenu « saint », autrement dit la déclaration considère que les autres religions peuvent être un vecteur de sainteté – et l’on sait que la sainteté ne peut provenir que de Dieu.
4§ La déclaration va plus loin que la constitution dogmatique, d’autant plus que, pour Nostra Aetate, on peut « souvent » s’attendre à trouver du saint et du vrai dans les autres religions, à la différence de Lumen Gentium, plus pessimiste (plus réaliste diront d’aucuns, tenants d’une théologie paulinienne), qui estimait que « bien souvent » les hommes sont trompés par le Malin [2].
2) Une valorisation relative des autres religions
5§ Il convient cependant de noter que Nostra Aetate tempère ces valorisations positives en rappelant leurs différences (non explicitées dans le document) ; par ailleurs, les religions mentionnées bénéficient d’un rayon de la lumière – il n’est pas dit qu’elles bénéficient de tous les rayons, de la Vérité toute entière. Il est sous-entendu ici que l’Église sait qu’il ne s’agit que d’un rayon de la Vérité parce qu’elle connaît par ailleurs la Vérité tout entière, à la différence des autres religions : pour désigner « la Vérité », Nostra Aetate s’inspire directement du verset 9 du Prologue de l’Évangile de Jean :
Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. (Jn 1,9 dans la traduction de la T.O.B.) [3] [La traduction précise qu’il s’agit du Verbe, en reprenant le verset 4 : « En lui [le Verbe] était la vie, et la vie était la lumière des hommes »]
6§ Il est bien évident que seule la religion chrétienne peut confesser la Vérité comme identique au Verbe-fait-chair. Les autres religions n’accepteront pas simplement cette identité. Par ailleurs, la représentation induite par Nostra Aetate est celle d’un espace religieux centré sur l’Église (ecclésiocentré), à partir duquel les autres religions sont « ordonnées » pour reprendre l’expression de Lumen Gentium [4].
Les autres religions redouteront sans doute un glissement du mot « ordonnées » vers le mot « subordonnées », même si le pape Jean-Paul II soulignera au contraire la portée positive d’un tel « ecclésiocentrisme » [5].
3) Une relation intériorisée avec la religion juive
7§ Nostra Aetate marque une première rupture lorsqu’elle en arrive à la religion musulmane ; cette rupture provient du fait que cette religion promeut la figure d’un Dieu unique, créateur et rétributeur après la mort ; plus déterminant encore, ce Dieu « a parlé aux hommes », il s’agit d’un Dieu qui se manifeste dans l’histoire des hommes. La rupture naît sans doute de que la religion musulmane ressort de ce que l’Occident qualifie de religion « monothéiste » [6].
8§ La rupture devient majeure lorsque Nostra Aetate, se rapprochant toujours plus du centre, en arrive à la relation avec le peuple de l’ « Ancien Testament ». Ici, il ne s’agit plus pour le concile (et l’Église avec lui) de regarder à l’extérieur de l’Église, mais de « scruter » « le mystère de l’Église ». Le regard ne se porte plus ad extra, vers l’extérieur, mais vers l’intérieur, ad intra, de l’Église [7]. Comment comprendre cela ?
9§ Nostra Aetate reprend l’image de Paul dans la lettre aux Romains : l’Église des « Gentils » est un olivier sauvage qui est greffé sur la racine qui portait déjà l’olivier franc [8]. Une racine commune donc, que le texte rapproche de la révélation divine à Abraham et à sa lignée ; une greffe aussi, qui désigne métaphoriquement la réconciliation opérée par la Passion du Christ entre juifs et non-juifs [9] – le concile là encore reprend saint Paul [10].
10§ Le concile précise encore que l’ancienne alliance continue de valoir à côté de la nouvelle qui ne l’abroge donc pas [11]. Qu’est-ce qui nous fait dire cela ? La suite du texte, qui reprend encore saint Paul :
« selon l’Apôtre, les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance [12] »
L’ancienne alliance n’est pas abrogée du fait de la fidélité de Dieu à sa parole. Le peuple juif est maintenant encore très cher à Dieu : le verbe est conjugué au présent.
11§ Nous verrons que se posera alors la question suivante : si la religion juive continue à côté de la religion chrétienne, n’y aurait-il pas d’autres religions, nouées autour d’autres alliances, qui, elles aussi continueraient de valoir comme telles aux yeux de Dieu et qui ne seraient donc pas appelées à être subsumées dans la religion chrétienne ?
12§ Cette relation spéciale de l’Église à la religion juive se retrouve dans l’organisation institutionnelle même des dicastères : si les relations avec l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, les religions traditionnelles, ressortent du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux (CPDI [13]), les relations avec la religion juive sont traitées par le Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens (CPUC [14]).
Conclusion : l’Église au centre de la carte des religions ?
13§ Si on accepte de rendre compte de l’espace religieux en adoptant la représentation cosmographique copernicienne, on s’aperçoit que le concile Vatican II propose une représentation où l’Église occupe le centre, tandis que les autres religions « gravitent » autour d’elle. Cette vision peut faire craindre aux autres religions non seulement une ordination, mais même une subordination : la métaphore cosmologique devient alors politique, et elle renvoie inéluctablement à la crainte d’un « impérialisme » analogue à celui que les autres peuples ont subi de la part de l’Occident européen sur les plans économiques, politiques et militaires.
14§ On pourrait répondre à cette accusation en disant que les Pères du Concile ne peuvent s’exprimer qu’à partir de leur propre point de vue, et donc qu’il est normal que, vue de la planète « Église » [15], les autres religions / planètes tournent autour d’elle. Mais ce serait escamoter la question à notre avis : la position centrale de l’Église / du Peuple de Dieu n’est pas relative dans la pensée du Concile, elle est absolue.
15§ En effet, pour le Concile, l’histoire du cosmos est une histoire orientée, déterminée par un acteur appelé « Dieu » : dans son plan, l’humanité dans toute sa diversité est appelée à l’unité, et le moyen et le signe choisi par lui pour réaliser ce plan est l’Église, « sacrement de l’unité du genre humain » [16]. Cette position centrale de l’Église n’est donc pas relative, elle est absolue dans la mesure où Dieu l’y a mise, elle et et nulle autre.
16§ L’ordination des autres religions à l’Église ne ressort donc pas d’un rapport dominant / dominé, mais d’une commune fin – l’unification du genre humain – dont l’Église a reçue de manière unique la mission, mais qu’elle ne pourra pas réaliser sans les autres, - mais que les autres ne pourront réaliser qu’en s’articulant à elle. A notre avis, telle est la justification fondamentale de la représentation ecclésiocentrée de l’espace religieux promue par le Concile Vatican II : en l’Église, celui qu’elle appelle Dieu réalise la fin de l’histoire : cette fin est déployée complètement, parfaitement en la personne du Verbe Incarné, en Jésus-Christ, dirions-nous. Mais ce qui s’est réalisé en lui doit maintenant se déployer à l’échelle de l’univers, du cosmos.
17§ Nous venons de donner une justification de l’ecclésiocentrisme en partant d’en haut, du point de vue de celui qui est appelé Dieu, et à qui le Concile attribue un plan à l’échelle du cosmos. La déclaration Nostra Aetate contient cependant une autre justification, qui part d’en bas, du point de vue de l’homme tel que le conçoivent les Pères du Concile.
18§ Quelle est cette anthropologie conciliaire ? Il s’agit d’une anthropologie classique depuis les Pères de l’Église, dont Augustin (4e – 5e siècles) : l’homme « inquiet », l’homme qui est une énigme pour lui-même, l’homme qui cherche des réponses à des questions existentielles fondamentales [17] : qui suis-je ? Quelle est ma fin ? - et d’autres questions plus fondamentales encore, tellement fondamentales que les enfants les posent en premier : l’amour est-il plus fort que la mort, le gentil l’emportera-t-il sur le méchant, y aura-t-il une fin heureuse à l’histoire – sinon, on ne veut pas l’entendre ?
19§ On retrouve dans cette anthropologie d’un homme en tension le passage célèbre d’Augustin dans les Confessions : « Tu nous as fait pour toi et notre cœur est sans repos (inquiet) tant qu’il ne t’a pas trouvé ». Or, selon Nostra Aetate, les hommes attendent des religions qu’elles répondent à cette inquiétude « métaphysique » (pour parler de manière classique), « existentielle » (pour parler de manière moderne). Nostra Aetate ne le dit pas explicitement, mais la réponse a été donnée pleinement - ou plutôt confiée - à l’Église, dans la mesure où la seule réponse qui puisse satisfaire la soif de l’homme (l’homme selon l’anthropologie chrétienne) est la révélation complète et sans reste de celui par qui et pour qui l’homme a été fait, le Dieu créateur, provident et sauveur qui s’est manifesté ultimement en Jésus-Christ.
20§ Quant aux autres religions, elles ne pourront que rendre compte partiellement de cette soif, puisqu’elles n’ont pas reçu la révélation définitive en laquelle Dieu se donne sans reste, et elles ne le peuvent que que dans la mesure où elles renvoient à cette révélation. Telle nous semble la position de Nostra Aetate, et plus généralement du Concile Vatican II.
21§ Deux mouvements donc, l’un ascendant (partant de l’homme tel que le voit la tradition chrétienne) et l’autre descendant (partant de celui que la tradition biblique appelle Dieu), pour rendre compte de la position centrale de l’Église dans l’espace religieux dessiné par Vatican II [18] : les religions sont d’autant plus proches du centre, de l’Église qu’elles donnent une image plus nette de celui que la Bible appelle « Dieu » ; selon une formulation qui nous est propre et que l’on peut critiquer, l’Église se tient au centre en ce qu’en elle se forme le visage du Dieu fait homme qui veut se faire connaître au genre humain, et qu’elle donne à voir au monde ce visage, comme une icône, plus même, comme un sacrement [19].
© esperer-isshoni.fr, mars 2011