Les religions facteur de paix ou de violence - Du "eux comme nous" au "nous contre eux"

, par  Phap , popularité : 31%

Pour le texte en anglais : Religions as peace makers or war mongers – From « them like us » to «  us against them  »
[Intervention du 1er juin 2016 dans le cadre de la conclusion du cycle Asie Occident de l’Institut de science et théologie des religions de l’Institut catholique de Paris de 2015-2016. ]


Voir aussi :
Les religions : facteur de violence ou de paix ?
Pour une définition de la violence à partir de la notion d’injustice
et le livre : Quand les religions font mal, Franck Guyen, éditions du Cerf, septembre 2018, 183 p., 14 €


Contenu


Introduction. Les trois propositions de base

1§. Première proposition : les religions sont capables à la fois d’inciter à l’amour comme à la haine de l’autre, selon les lunettes interprétatives que l’on veut chausser. Ainsi dans les Évangiles, je peux choisir de lire : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous » [1] comme je peux choisir de lire : " Qui n’est pas avec moi est contre moi » [2]

2§. Deuxième proposition : si les deux tendances sont présentes, elles ne le sont ni au même degré (différence quantitative) ni surtout au même niveau (différence qualitative) : l’expérience première dans toute religion est d’abord celle de l’amour. La haine vient en second, elle advient quand la religion se laisse instrumentalisée par le désir de possession et de domination ou par l’instinct d’agressivité.

3§. Troisième proposition : la religion ainsi instrumentalisée perd sa cohérence, son intégrité. Certes, l’histoire montre que la religion a servi à diaboliser une partie de l’humanité pour mieux légitimer l’agression et l’oppression, mais pour ce faire, il a fallu que le puissant dévoie la religion, la pervertisse, la torde.

4§. Voici les trois propositions que nous allons développer maintenant dans le cadre d’un modèle anthropologique des religions. Ce modèle est perfectible.


1. Expérience religieuse menant à l’inclusion - « Eux comme nous »

5§. L’expérience existentielle religieuse constitue une force de liaison, de (re) liaison à la fois verticale (ce qui se tient au-dessus de moi, le ciel) et horizontale (avec tout ce qui se tient à ma hauteur, la terre).

6§. Exemple. Pendant une nuit claire, je marche sur un chemin de campagne. Je lève les yeux pour me découvrir sous la voûte céleste constellée d’étoiles ; je me sens alors comme immergé, soumis à une attraction vertigineuse qui dérobe le sol sous mes pas.

7§. Puis je baisse les yeux : apparemment le monde est resté le même, en fait rien n’est plus comme avant. Tout est relativisé par la présence en surplomb de cette réalité supérieure qui s’est manifestée à moi à un moment privilégié.

8§. La (re)liaison comporte une dimension verticale, hauteur et aussi profondeur : Il y l’Autre sous lequel je me tiens (transcendance de l’Autre) et en lequel je me tiens (immanence de l’Autre en moi).
La reliaison comporte aussi une dimension horizontale : je me sens en communion avec tout ce qui vit sous le même ciel et je dis : « moi avec eux », « nous », ensemble sous le même ciel, ensemble subordonnés à lui.

9§. L’autre (avec un petit "a"), reconnu comme moi, devient sujet de droits envers qui j’ai des devoirs – et l’on arrive à la règle d’or, justifiée religieusement : ne pas nuire, ne pas faire du mal à l’autre comme je ne voudrais pas que l’autre me fasse – et positivement : faire du bien à l’autre comme je voudrais que l’autre me fasse.


2. Formulation religieuse menant à la différenciation - « Eux différents de nous »

10§. Je propose de distinguer entre l’expérience religieuse et son articulation en culture et en histoire.

11§. L’expérience religieuse cristallise dans des formes culturelles et historiques particulières : l’expérience existentielle du Christ trouve à se dire dans le christianisme, l’expérience du Bouddha dans le bouddhisme, etc.. .
Elles tirent leur légitimité de transmettre l’expérience originelle qui continue à se donner à vivre dans, à travers et sous elles [3].

12§. Ces formes particulières véhiculent des marqueurs identitaires qui permettent à des groupes de se constituer par différence avec leur milieu ambiant. Elles dessinent des frontières et délimite ceux à l’intérieur , « nous », et ceux à l’extérieur, « eux ».
Tout le problème sera alors quel statut ceux de l’intérieur accordent à ceux de l’extérieur [4] .


3. La perversion des formes religieuses menant à l’exclusion - « Eux contre nous »

13§. Les formes culturelles et historiques peuvent être instrumentalisées par le groupe dans une recherche d’affirmation de soi, d’auto-glorification du groupe contre les autres, ou même aux dépens des autres. « Eux qui ne sont pas nous » se dégrade en « eux qui sont inférieurs à nous » ou « eux qui sont contre nous ».

14§. La légitimation religieuse permet de maltraiter les autres en toute bonne conscience. On les violentera de multiples façons :

  • en les gardant sur le territoire mais
    • en les forçant à devenir "comme nous",
    • en les exploitant, en les volant, en les humiliant,
  • en les expulsant du territoire
  • en les expulsant de la terre des vivants - en les tuant,

tout cela sans avoir l’impression de transgresser la règle d’or.

15§. Les formes religieuses sont en fait dévoyées, perverties, la raison en étant qu’elles ont été déconnectées de leur référence, à savoir l’expérience religieuse unifiante, intégrante , pour être référées à des stratégies d’auto-affirmation, d’auto glorification, aux dépens des autres – et au final aux dépens de l’Autre : en régime biblique, on parlera d’idolâtrie.

16§. Ces stratégies d’auto glorification provoquent des expériences d’exaltations factices du groupe, d’illusions de toute-puissance, provoquant humiliation, ressentiment, souffrance et mort pour les autres groupes – et sans doute pour le groupe lui-même au final quand il arrivera au bout de sa capacité à s’auto-illusionner – autrement dit quand la réalité l’aura rattrapé.


Une conclusion à partir du christianisme

17§. Nous venons de produire un modèle anthropologique pour rendre compte des potentialités de violence et de paix dans les religions. Nous allons maintenant quitter ce terrain « neutre » pour entendre une religion particulière – particulière du point de vue de l’anthropologue -, à savoir ici le christianisme.

18§. La question est la suivante : comment la religion chrétienne prend en charge un donné anthropologique universel, la tendance agressive de l’être humain [5], pour la convertir en bienveillance envers les autres hommes, envers soi-même, et envers le vivant plus globalement.

19§. Le christianisme apporte sa réponse particulière : le Christ est cet agent transformateur, ce catalyseur, comme le dit Paul [6] :

Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ.
C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était en deux, il en a fait une unité [7].
Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine.
Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances.
Il a voulu ainsi, à partir des deux [du Juif et du païen], créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix,
et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là, il a tué la haine.

20§. Le Christ apparaît comme le signe efficace de l’amour inclusif du Père pour sa création : la chair de Jésus, crucifiée par la violence des hommes au nom de la religion (il a blasphémé, disent les autorités religieuses juives) et de la politique (il a usurpé le titre de roi, disent les autorités politiques romaines) et exaltée par Dieu, devient le moyen par lequel le Père réconcilie le monde.

21§. La réconciliation par la chair crucifiée et glorifiée joue dans les deux dimensions :

  • horizontale (réconciliation du monde avec lui-même) et
  • verticale (réconciliation avec Dieu [8].

22§. Le régime chrétien dispose de deux images fortes pour transmettre son expérience vitale de la chair du Christ réconciliatrice : la croix et la table eucharistique.
Le corps historique de Jésus livré sur la croix se déploie dans le corps sacramentel du pain et du vin de chaque table eucharistique, construisant jour après jour le corps mystique du Christ.
Par corps mystique, nous désignons la création transfigurée, libérée du mal et de la mort, et rendue enfin capable de se tenir en présence de son Créateur dans la confiance et la jouissance amoureuses.

Merci de votre attention.



© esperer-isshoni.info, juin 2016
© fr. Franck Guyen op, juin 2016

[1Marc 9,40

[2Matthieu 12,30 et parallèle en Luc 11,23

[3Nous ne disons pas que l’expérience religieuse vient d’abord et sa cristallisation ensuite. Selon nous, l’être humain vit l’expérience religieuse à l’intérieur de sa forme de vie particulière d’être humain, qui est un être en culture.
L’expérience religieuse vient s’inscrire dans un pré-donné culturel, historique où elle produit ses effets de sens ; ces effets de sens jouent en continuité et en rupture par rapport au matériau culturel et historique pré-donné que l’expérience religieuse reprend en le transformant.
Pour le dire autrement, l’expérience religieuse et l’expression historico-culturelle qu’elle mobilise adviennent ensemble et il ne peut pas en être autrement : l’adage scolastique vaut : Quidquid recipitur, secundum modum recipientis recipitur écrivait Thomas d’Aquin en latin dans la Somme théologique [cf. S.T. q. 75 a. 5 crp ; q.76 a. 2 arg. 3 ; q. 79 a. 6 crp cité en II p. 51, 57, 67] : en français, cela donnerait : " Quoi que ce soit qui est reçu, cela est reçu selon le mode de ce qui reçoit (du récipient littéralement)".
- ajout du 27 juin 2016 -

[4et aussi, réciproquement, quel est le statut que ceux de l’extérieur accordent à ceux de l’intérieur. Notre modèle constitue une première approximation d’une réalité interactive complexe

[5cf. Sigmund Freud déjà cité ailleurs qui reprend la maxime : « L’homme est un loup pour l’homme ».

[6dans sa Lettre aux Éphésiens, 2,13-16

[7Notre traduction.
Voir la traduction de la FBJ :

Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine,

Voir la traduction de la TOB :

C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine.

[8rappelons que la verticalité s’entend dans le sens de la hauteur et aussi de la profondeur

Navigation