Pourquoi frapper au nom de Jésus ou de Bouddha ?

, par  Phap , popularité : 32%

Table des matières


Introduction


Le contexte de l’article
1§. [Enseignant le fait religieux à la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Lille et à l’Université-Inter-Âges (U.I.A) de Créteil – Maisons-Alfort, j’ai abordé le thème de la violence dans les religions dans des cours dont j’ai tiré un livre intitulé « Quand les religions font mal ». Le livre a donné lieu lui-même à des conférences au pèlerinage du Rosaire à Lourdes, au Passage lié au couvent dominicain de l’Annonciation à Paris, ainsi qu’au couvent dominicain de Saint-Jacques à Paris lui aussi. Le présent article est un fruit de ces diverses activités.]

2§. L’article porte sur le bouddhisme et le christianisme en voyant comment l’un et l’autre ont pu justifier la violence décidée par le politique, quand ils ne sont pas directement source de violence.
Nous mettons volontairement entre parenthèses la religion musulmane : plutôt que d’entrer dans une dynamique de confrontation à partir d’une position extérieure à cette religion, nous estimons plus pertinent de montrer comment les traditions religieuses chrétienne et bouddhiste [1] peuvent inciter à la violence mais aussi à l’inverse la désamorcer. Nous laissons ainsi aux musulmans la responsabilité de trouver en interne leurs propres solutions.

3§. Dans ce qui suit, nous ne chercherons pas à donner des réponses définitives, mais nous essaierons plutôt de poser les bonnes questions.


Une image parlante

4§. La couverture du livre « Quand les religions font mal » montre une main clouée sur une traverse de bois. Il s’agit d’un détail du retable d’Issenheim (en Alsace) réalisé par Mathias Grünewald entre 1512 et 1516, qui, fermé, représente le Christ en croix.

5§. L’image montre un homme mis à mort de mort lente au nom de la religion – pour les autorités religieuses juives, il a blasphémé en se disant et en se comportant comme l’égal de Dieu – et de la politique – pour la puissance occupante romaine, il a commis un crime de lèse-majesté envers César en se prétendant roi.
6§. Cette image nous place au cœur du sujet en nous montrant la victime d’une violence combinant religion et politique, et qui aboutit paradoxalement à nier son propre idéal religieux en prétendant le défendre : pour le chrétien en effet, les autorités religieuses juives condamnent à mort selon leur Loi celui qui venait l’accomplir.


Un étonnement

Couverture du Time magazine du 1er juillet 2013 avec notre traduction à côté



7§. La violence religieuse peut étonner. Ainsi mon père vietnamien, né dans une société majoritairement bouddhiste, s’étonnait que des moines bouddhistes en Birmanie entraînent des foules à lyncher des Rohingyas de religion musulmane. Il ne comprenait pas comment des moines bouddhistes pouvaient promouvoir la haine et la violence.

8§. De mon côté, comme religieux catholique dominicain, je me suis étonné de la contribution de mon ordre à l’Inquisition pontificale.
Ainsi, un tableau de Pedro Berruguete daté de 1475 représente le fondateur de mon ordre, Dominique (1170-1221) présidant à un brûlement d’hérétique. Le peintre commettait un anachronisme puisque Dominique était déjà mort depuis dix ans lors de l’institution de l’inquisition pontificale en 1231.
Je me demandais pourquoi cette représentation de Dominique en inquisiteur allait de soi à l’époque pour l’Ordre des frères prêcheurs et pourquoi maintenant le même ordre dénonce inlassablement son anachronisme. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce changement ?
Plus généralement, je m’étonnais que les disciples d’un maître cruellement brutalisé puissent eux-mêmes se comporter comme des bourreaux.

9§. En 1986, le pape Jean Paul II (1920-1978-2005) avait invité les représentants des différentes religions mondiales à Assise en Italie le 27 octobre de la même année afin que chacune mette en œuvre ses ressources proprement religieuses au service de la paix dans le monde. Il partait du principe qu’une religion authentique ne pouvait que servir la paix et l’union entre les hommes. Mon père et moi nous nous étonnions que les religions bouddhiste et chrétienne fassent mal leur travail.


Ma position de principe
10§. Ma position s’inscrit en faux contre une idéalisation de la religion, soit pour la dénoncer comme intrinsèquement porteuse d’une violence décuplée par le fanatisme, soit pour la dédouaner en attribuant la violence religieuse à une cause externe, le pouvoir politique qui instrumentaliserait la religion.

11§. Dans mon analyse, ces deux positions idéalisent le fait religieux en oubliant que toute religion, est d’abord une production humaine [2] et qu’à ce titre elle est traversée par l’ambivalence de l’être humain qui n’est jamais totalement ni un ange ni un démon.
12§. L’humanité porte ce désir et ce rêve d’une réconciliation d’une entente universelle et en même temps elle est traversée par des pulsions d’agressivité, de haine envers l’autre [3]. Par conséquent, la religion, en tant que production humaine, n’est ni purement diabolique ni purement angélique, et tout dépendra de son interprétation pour faire le bien ou pour faire le mal.


1. Quand la religion justifie la guerre.


Quand le bouddhisme justifie de tuer

13§. À partir des années 1930, l’Empire du Japon s’est lancé dans une politique de conquête de ses voisins par voie de terre et voie de mer. L’armée impériale japonaise a alors commis des exactions sur les prisonniers de guerre et sur les populations civiles. Or un laïc bouddhiste, Suzuki Daisetz 鈴木大拙 (1870 - 1966), un vulgarisateur du Zen célèbre en Occident, a justifié la guerre d’agression de l’Empire du Japon.
14§. Il distinguait le sabre qui donne la vie et celui qui donne la mort [4] :

  • le sabre qui donne la mort est brandi par un soldat non éveillé à la réalité absolue. Il tranche avec l’intention de trancher et son acte va produire un fruit de mort, un karma négatif qui le suivra toute sa vie comme son ombre et qui fructifiera en souffrances dans le futur, soit dans cette vie soit dans une vie ultérieure ;
  • le sabre qui donne la vie est manié par un soldat pratiquant le zen qui n’a pas l’intention de trancher, qui n’est animé par aucune motivation personnelle. Il n’y a alors ni sabre fendant l’air, ni air fendu par le sabre, ni personne brandissant un sabre ni personne à la tête tranchée d’après Suzuki qui situe l’action dans la réalité absolue, la vacuité bouddhiste [5]. Suzuki considère qu’ici aucun karma négatif n’est généré.

15§. Suzuki théorise l’exécution au sabre en plaçant l’action sur le plan de la réalité absolue et en posant que le soldat japonais a réalisé un éveil, une illumination – satori en japonais – : le soldat est entièrement accordé à la situation karmique dont il est le simple instrument impersonnel et neutre, dénué de toute motivation propre : c’est la situation karmique de ce qui apparaît comme un prisonnier agenouillé et ligoté et de ce qui apparaît comme un soldat tenant un katana qui exige que ce qui apparaît comme une tête soit tranché.

16§. Cette vision idéale contraste avec la réalité sordide d’un soldat japonais ordinaire, endoctriné par une éducation militariste qui a valorisé la mort et le mépris de la vie au nom de l’Empereur, un soldat systématiquement brutalisé par ses supérieurs et qui a reçu d’eux l’ordre d’exécuter au sabre un prisonnier australien, chinois ou américain alors qu’il n’en a jamais manié de sa vie.


Quand le christianisme justifie de tuer

17§. À la fin du XIe siècle, l’Empereur d’Orient, pressé par les attaques des Turcs seldjoukides convertis à la religion musulmane sunnite, avait sollicité l’aide des chrétiens d’Occident. Répondant sans doute à son appel, le pape Urbain II (1042-1088-1099) lançait la première croisade en 1095 à Clermont, appelant à la mobilisation contre un peuple « barbare » (je cite) en train de piller et saccager la chrétienté d’Orient.

18§. Affirmant qu’il parlait au nom du Christ, Urbain II avait promis la rémission de leurs péchés à ceux qui mourrait pendant la croisade car celui qui prenait part à cette guerre juste aux yeux de Dieu devenait d’après le pape « un chevalier du Christ, un ami du Christ qui se prépare une récompense éternelle au Ciel ».

19§. Son appel aux armes ne concernait pas les clercs interdits de port d’arme. La situation changera quand en 1129, le pape Honorius II ( ? – 1124 – 1130) autorise la fondation de l’ordre religieux militaire du Temple. Ces chevaliers d’un type nouveau, priant oratores comme des moines et combattant bellatores comme des soldats, combinaient ces deux figures.

20§. Bernard de Clairvaux (1090-1153) , dans sa lettre : « Louange de la nouvelle chevalerie » De laude novæ militiæ, levait le cas de conscience du chevalier du Christ : le chevalier peut tuer sans mettre en péril son âme, au contraire puisqu’il mène un juste combat pour l’honneur de Dieu. En maniant le glaive, il fait œuvre de justice divine.


Une absolution au nom de l’idéal religieux

21§. Aussi bien Suzuki que Bernard recourraient à la religion pour absoudre le soldat en faisant de lui l’instrument d’une raison supérieure d’ordre religieux : la justice divine d’un côté, la loi du karma de l’autre. Dans tous les cas, la victime de la violence est tuée sans que cela porte préjudice au salut du soldat, on pourrait même dire au contraire.

22§. On peut soutenir que, dans les deux cas précités, si la religion a servi à couvrir et justifier des intérêts politiques et financiers (comme l’a montré le détournement de la quatrième croisade sur la capitale byzantine en 1204, ou en Asie la mise en coupe réglée des territoires sous la domination japonaise), elle n’est pas la cause de la violence qui en a résulté. À tout le moins, on reprochera au bouddhisme et au christianisme d’avoir servi de caution idéologique aux pouvoirs politiques et économiques, au lieu de les critiquer.


2. Quand la religion prétend à l’exclusivité


Exclusivisme fort et exclusivisme faible
23§. Soutenant des politiques d’agression décidées par le pouvoir politique et économique, La religion peut elle-même être à l’origine de la violence quand elle prétend à la possession exclusive de la vérité, ce que nous appelons l’exclusivisme.

24§. Dans sa variante forte, l’exclusivisme revendique d’être la seule vraie religion et accuse les autres de fausseté (dans le registre intellectuel) et de mensonge (dans le registre moral). Non contrôlée, quand elle est religion d’État, elle peut entraîner les autorités à prendre des mesures coercitives sur les corps et les esprits :

  • interdiction de pratiquer et de propager d’autres religions
  • conversion de force à la seule vraie religion
  • sanction de toute déviation par rapport à la pratique et à la doctrine officielles
  • interdiction de quitter la seule vraie religion sous peine de sanction

25§. L’exclusivisme se décline aussi dans une variante faible qui reconnaît une validité relative mais pas totale aux autres religions. C’est ce que nous allons le voir dans le bouddhisme et le christianisme.


L’exclusivisme faible en bouddhisme

26§. Dans la parabole des aveugles et de l’éléphant [6], le Bouddha Sakyamuni se promène le long d’un fleuve avec ses disciples qui lui font part de leur perplexité : ils ont rencontré des brahmanes avec chacun une version différente de l’Absolu et qui se disputent à qui mieux mieux en prétendant que seule leur version est la bonne.
Les disciples ne comprennent pas cette diversité des doctrines et ces revendications agressives, alors que la vérité est une.

27§. Le Bouddha leur répond par la parabole des aveugles et de l’éléphant : un roi convoque des aveugles de naissance et leur amène un éléphant en leur demandant de dire ce que c’est.
Un aveugle tâte la trompe et affirme : « un éléphant, c’est une tige d’acier, je le sais, j’en suis sûr, je l’ai touchée ». Un autre touche la tête et affirme avec tout autant d’assurance que l’éléphant est une jarre. Un autre encore qui a touché les oreilles soutient mordicus que l’éléphant est un panier à vanner. Et ainsi de suite, les aveugles se disputant entre eux, chacun étant convaincu d’avoir la vérité.

28§. La parabole est claire : les aveugles représentent les brahmanes qui ont fait chacun une vraie expérience de l’Absolu – l’éléphant de la parabole – mais cette expérience est partielle, comme les aveugles qui n’ont touché chacun qu’une partie de l’éléphant.
Si chacun des aveugles reconnaissait qu’il n’a eu accès qu’à un aspect de l’Absolu et que les autres aveugles sont dans le même cas que lui, autrement dit tous sont dans le vrai, ils éviteraient de se disputer inutilement et de se ridiculiser aux yeux des autres. Peut-être même pourraient-ils mettre en commun la vérité de chacun pour reconstituer le puzzle.

29§. La parabole semble un bel appel à la reconnaissance mutuelle que chaque religion contient une part de vérité et que nous avons tous à recevoir les uns des autres dans notre quête commune de l’Absolu.
30§. Sauf que ce n’est pas ce que dit la parabole. Le roi – le Bouddha - sait ce qu’est un éléphant et il sait que les aveugles ont tort.

31§. Je qualifie cet exclusivisme de faible dans la mesure où le Bouddha considère que les brahmanes ont accès à une partie de la vérité, étant entendu que lui-même a expérimenté l’Absolu dans sa totalité.


L’exclusivisme faible en christianisme

32§. La photographie de la rencontre d’Assise le 27 octobre 1986 montre le pape Jean-Paul II assis avec des responsables de différentes religions sous le mot « paix » écrit en plusieurs langues.
Cette image a longtemps été impensable : selon l’apologétique catholique classique, le pape « vicaire du Christ », chef sur terre de la seule vraie Église et de la seule vraie religion, n’aurait pas pu être représenté au même niveau que des chrétiens égarés (le patriarche orthodoxe – « schismatique » - et le haut dignitaire anglican – « hérétique »), et pire encore, des « idolâtres » des fausses religions, pour reprendre les termes de l’époque.

33§. On se souvient que les responsables catholiques présents au World’s Parliament of Religions - « Le parlement mondial des religions » - de 1893 à Chicago (États-Unis) avaient été désavoués par le pape Léon XIII (1810-1878-1903) qui avait déclaré : « No more promiscuous assemblies ! » - « Plus d’assemblées mélangées ! ».

34§. La photographie et plus généralement la rencontre inter-religieuse elle-même ont été rendues possibles par la déclaration Nostra Aetate - traduit par « Des relations de l’Église avec les religions non chrétiennes » - du concile de Vatican II [7].

35§. Cette déclaration promulguée le 28 octobre 1965 est l’aboutissement d’un processus qui commence avec la rencontre du pape Jean XXIII (1881-1958-1963) avec Jules Isaac (1877-1963) en juin 1960.
Lors de la rencontre, Jules Isaac avait regretté que le racisme antisémite ait pu s’appuyer sur la religion chrétienne. Jean XXIII avait alors demandé au cardinal jésuite allemand Augustin Bea (1881-1968) de rédiger un texte court sur les relations de l’Église avec le judaïsme pour le concile de Vatican II.

36§. Pendant la discussion du texte par les pères conciliaires, l’archevêque de Tôkyô (Japon), Doi Tatsuo Pierre 土井 辰雄 (1892-1970) avait fait remarquer que le texte concernait surtout le monde occidental : en Asie l’Église rencontrait surtout des bouddhistes et des hindous et non pas des juifs. Le texte avait alors été ouvert aux autres religions [8].
Cette courte déclaration – elle tient sur une feuille A4 recto verso [9] - pose que les religions non chrétiennes telles le bouddhisme et l’hindouisme « reflètent souvent [10] un rayon de la vérité qui illumine tout homme ».

37§. Le document continue en citant la première moitié du verset 6 chap. 14 de l’évangile de Jean où Jésus affirme : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », mais sans citer la seconde moitié du verset : « et nul ne va au Père si ce n’est par moi ».
38§. Contrairement au cliché selon lequel le sommet d’une montagne peut être atteint par plusieurs chemins – sous-entendu la réalité absolue est accessible par différentes religions quel que soit le nom qu’elles donnent à cet Absolu -, la seconde moitié de Jn 6,14 précise explicitement que tous les chemins doivent converger dans un unique chemin, le Christ, le seul à aboutir au sommet [11] - : les autres chemins lui servent alors de « préparation » pour ainsi dire.

39§. Dans le même sens, si les religions reflètent un rayon de la vérité, la totalité des rayons – autrement dit la pleine lumière - se trouvent dans le Christ et nulle part ailleurs.

40§. La déclaration Nostra Aetate a fait date dans la mesure où elle valorisait positivement les autres religions en reconnaissant en elles une trace du divin sous la forme d’un reflet partiel du Christ et même d’une réelle participation à la sainteté de Dieu [12].

41§. Cela dit, de même que, dans le bouddhisme, le Bouddha a accès à la vérité entière et ses disciples font bien de suivre sa voie plutôt que celles des brahmanes, de même dans le christianisme, le Christ est la plénitude de la vérité et celui qui veut non pas seulement une trace mais la totalité de la vérité devra passer par lui.
Nous sommes bien dans les deux cas devant un exclusivisme de type faible.


Conclusion : Quand la religion trouve en elle les ressources pour combattre la violence

Les ressources propres aux religions pour combattre la violence humaine

42§. Revenons à notre étonnement initial. Si nous nous étonnons devant la violence religieuse, c’est parce que nous nous attendons à ce qu’au contraire, la religion soit facteur de paix, cette paix à laquelle, nous le croyons, l’humanité aspire bien plus qu’à la guerre.

43§. Certes, nous soulignions dans notre préambule l’ambivalence de l’être humain, attiré à la fois par le désir de bâtir ensemble une maison commune où chacun a sa place, et par la pulsion de mort qui le pousse à saccager, à tyranniser, à opprimer.
Nous soutenons cependant que cette ambivalence ne met pas en jeu deux forces équivalentes car nous croyons que le désir de paix heureuse s’enraciné plus profondément dans le cœur de l’homme que l’attirance pour la guerre.

44§. Pour nous, toute religion authentique cherche à favoriser ce désir fondamental de paix entre les hommes et plus généralement entre tous les êtres vivants [13].
45§. Cela suppose de prendre en compte les pulsions d’agression, en les désamorçant par l’apprivoisement ou la conversion, ce que font les religions bouddhiste et chrétienne, avec leurs ressources propres de nature religieuse :

  • la référence à un Absolu de beauté, de bonté, de bonheur, qui permet de relativiser sinon de critiquer les réalités d’ici-bas, en particulier les quêtes immodérées de jouissance, de possession, de domination mondaines à l’origine de la violence
  • la proposition d’un chemin permettant d’atteindre cet Absolu en se libérant des conditionnements sociologiques et biologiques dans la mesure où ils s’opposent à la réalisation de l’idéal religieux

Nous allons développer ces points pour le christianisme.

Avis au lecteur : nous écrivons maintenant à partir d’une position de foi chrétienne, le ton est maintenant celui de la confession de foi.


Convertir l’appétit de pouvoir, contre l’instrumentalisation du religieux par le politique

46§. L’image représente Dominique lisant ou plutôt méditant sans doute l’évangile de Matthieu, tandis que le contenu de sa méditation est représenté au-dessus de lui par le peintre : on y voit les différentes humiliations – les outrages à sa dignité - que le Christ a subis avant d’être crucifié.

47§. Quand ils regardent la croix dans les églises, les chrétiens y voient comment leur maître a enduré les outrages et la crucifixion, comment il a refusé de répondre à la violence par la violence – mettant en pratique lui-même sa recommandation de tendre la joue gauche quand on est frappé sur la joue droite -, comment il a appelé celui qu’il appelle son Père à pardonner à ses bourreaux et non à le venger.

48§. En l’écoutant, en le regardant, les disciples du Christ apprennent de lui la vraie nature du pouvoir, qui est de servir et non de se servir. Et il s’agit de servir en priorité le plus faible, le plus petit, le plus méprisé, l’enfant, le lépreux, la femme de mauvaise vie, le collaborateur avec l’occupant romain. Le plus grand, dit Jésus, c’est celui qui se fait le plus petit pour pouvoir rejoindre les plus petits.

49§. Le Christ propose de sortir d’une conception égocentrée du pouvoir où il s’agit de parvenir en haut de la pyramide et de s’y maintenir afin de faire sentir son autorité, de profiter de privilèges exclusifs, d’être entouré de courtisans habiles à la flatterie.
50§. Ainsi quand deux de ses disciples demanderont à être à sa gauche et à sa droite lors de sa venue en puissance, Jésus les reprendra en disant que celui qui veut être le plus grand devra se faire le serviteur des plus petits. Et de fait, les deux apôtres mourront sur la croix, buvant eux aussi à la coupe du martyr, mais ils auront converti entre temps leur désir de pouvoir.

51§. Cette conversion suppose d’entrer dans la vision de Jésus : ce monde est en train d’expérimenter la venue du Royaume de Dieu, le Dieu créateur vient rétablir la justice et la paix qui auraient dû exister sur terre depuis toujours si la bonté dont il avait doté sa création avait pu librement s’exprimer. Quand à Jésus, il est celui que Dieu a investi pour réaliser ce règne, rappelant aux hommes qu’ils sont les intendants de ce monde et révélant que le vrai propriétaire est maintenant là, en la personne de son Fils.

52§. Le pouvoir, en particulier politique, n’est donc pas un bien à s’approprier et à conserver à tout prix, il résulte d’une délégation par une autorité supérieure à qui il faudra rendre des comptes. Par conséquent, si les autorités chrétiennes parlent au nom de Dieu, elles n’ont pas le droit de parler à sa place.
53§. Ainsi, contre les inquisiteurs qui s’arrogeaient le droit de juger qui devait être supprimé de la terre des vivants en fonction de critères religieux, le chrétien citera la parabole du bon grain et de l’ivraie dans laquelle Jésus rappelle que le jugement appartient à Dieu et que la séparation entre le bon grain et l’ivraie aura lieu seulement lors du jour du Jugement dernier.

54§. De fait, on pourra reprocher aux inquisiteurs d’avoir désavoué l’enseignement de leur maître en confondant pouvoir spirituel et pouvoir temporel : ils ont attribué à Dieu l’intolérance des puissants de cette terre face à ce qui s’oppose à eux. Les Césars de cette terre punissent de mort le crime de lèse-majesté, mais en va-t-il de même pour Dieu ? et qu’est ce qui lèse vraiment la majesté divine ? et qui a l’autorité pour le décider ?

55§. En distinguant ce qui relève du Ciel et ce qui relève de la terre, ce qui revient à César et ce qui revient à Dieu, le Christ donne l’antidote au poison de la confusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et les chrétiens peuvent y trouver le moyen de résister à l’instrumentalisation de leur religion par le politique.
56§. À eux d’y recourir, en sachant que cela a un prix : pendant la période militariste du Japon, l’Église catholique japonaise n’a pas su dénoncer l’idolâtrie construite autour de la figure de l’Empereur. Si elle l’avait fait, elle aurait été accusée d’antipatriotisme et systématiquement persécutée par le pouvoir politique autoritaire de l’époque.


Convertir l’appétit de possession, contre l’exclusivisme

57§. Dans leur critique de l’exclusivisme, des théologiens chrétiens ont reproché au concile de Vatican II d’avoir affirmé que le christianisme était dans la plénitude de la vérité, à la différence des autres religions qui n’en avaient qu’une partie. Dans ce cas, disaient-ils, le dialogue inter-religieux n’en était pas vraiment un :

« Si le christianisme est la vérité définitive, l’absolu de la révélation de Dieu à l’humanité, il ne reste aux autres religions qu’à se convertir au christianisme... Ce que nous avons, en fait, c’est un dialogue entre l’éléphant et la souris » [14]

58§. D’après moi, ces théologiens n’ont pas lu d’assez près la déclaration Nostra Aetate qui dit que le Christ, et non le christianisme, est la vérité.
Dans la déclaration, les Pères plaçaient au centre de l’espace religieux le Christ et l’֥Église, et non le christianisme et l’Église catholique romaine car si ces réalités sont liées, elles ne sont pas identiques : les pères conciliaires distinguaient entre la réalité vivante, trans- et méta-historique qu’est le Christ, et son expression rituelle, dogmatique et organisationnelle, le christianisme, qui tire sa vitalité de sa conversion permanente au Christ, de même qu’ils distinguaient entre le corps mystique du Christ, l’Église, de son expression terrestre, l’Église catholique romaine dans laquelle elle « subsiste » [15].

59§. Pour moi, refuser de croire qu’on possède la vérité constitue l’antidote à l’exclusivisme : si l’Absolu est vraiment l’Absolu, il ne se laisse pas posséder.

60§. Pour le chrétien en particulier, la Vérité est une personne, le Christ, qui a dit : « Je suis la Vérité, le Chemin et la Vie ». Une personne ne se possède pas, elle est une réalité dont je ne puis épuiser le mystère, a fortiori quand il s’agit d’une Personne divine.
La Vérité chrétienne en tant que réalité vivante, trans- et méta-historique, ne se connaît qu’en marchant sur le chemin qu’elle a tracé.

61§. Dans ce refus de prétendre posséderla vérité, je trouve l’antidote à l’arrogance et au mépris dont est porteur potentiellement l’exclusivisme même faible : dans ma foi, je crois que l’adepte d’une autre religion est lui aussi en marche sous le regard du Crucifié, comme moi.
Et même, je crois que le Christ passera par ce compagnon de pèlerinage pour me révéler encore plus jusqu’où va le mystère de salut qui se déploie sur la croix.


62§. Voilà où nous en sommes à ce jour par rapport à la question de la violence religieuse. Comme nous en avertissions le lecteur au début de l’article, notre ambition était de poser les bonnes questions à défaut de leur apporter des réponses définitives.
Si nous avons pu aider à en baliser le terrain, cela nous suffira amplement.
Merci de votre attention.


© fr. Franck Guyen op, août 2019

[1Le bouddhisme ressort du fait religieux contrairement à un cliché occidental mis en place par le fondateur de la bouddhologie, le français Eugène Burnouf (1801-1852).
Par ailleurs, nous ne pratiquons pas l’adjectif « bouddhique », qui sonne mal et n’apporte que peu de valeur ajoutée.

[2Je ne dis pas que la religion se réduit à une production humaine. Comme croyant je suis persuadé qu’elle peut être animée par une réalité qui vient d’ailleurs et qui la dépasse. La religion est une production humaine mais elle peut être aussi plus que cela

[3Quand Sigmund Freud (1856-1939), le fondateur de la psychanalyse, diagnostique que l’homme peut trouver du plaisir à faire souffrir son prochain, à l’humilier, à le violer, le torturer et à le tuer, je lui donne raison personnellement.

[4cf. livre de Brian Daizen Victoria, Zen at War, second edition, Rowman & Littlefield Publishers, 2006, 285 p.
Voir p. 110 où Victoria cite Suzuki (notre traduction de l’anglais) :

On associe en général le sabre avec l’acte de tuer, et beaucoup se demandent comment elle peut avoir un lien avec le Zen, une école bouddhiste qui enseigne l’évangile de l’amour et de la miséricorde. En fait, l’art du sabre distingue entre le sabre qui tue et le sabre qui donne la vie. L’un est manié par un technicien qui ne sait pas faire autre chose que de tuer, car il n’a recours au sabre qu’avec l’intention de tuer. Il en va de manière complètement différente pour celui qui est contraint de lever le sabre. Car ce n’est pas lui en réalité qui tue, mais le sabre. Il ne désire pas nuire à qui que ce soit, mais l’ennemi en apparaissant se désigne lui-même comme la victime. Tout se passe comme si le sabre accomplissait automatiquement la tâche de la justice, qui est celle de la miséricorde… Quand on attend du sabre ce type de fonction dans la vie des hommes, il n’est plus alors une arme pour se défendre ou un instrument pour tuer, et le sabreur devient un artiste de premier plan, engagé dans la production d’une œuvre authentiquement originale »

.

[5rappelons que le concept de vacuité en bouddhisme ne renvoie pas au néant défini comme n’étant rien : la vacuité n’est pas quelque chose, mais elle n’est pas non plus rien, on pourrait dire qu’elle est l’au-delà ou l’en-deçà de toute chose (dans la mesure où nous sommes obligés d’en dire quelque chose) : vide de toute détermination, de toute qualification, non par défaut mais pas excès, elle ne donne pas prise à la distinction entre le sujet qui observe, l’objet observé et le dispositif d’observation.

[9Voir le texte dans Déclaration Nostra Aetate de Vatican II du 28-10-1965 (français, English, 日本語).
Voir en particulier le paragraphe :

L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes.

[C’est nous qui soulignons]

[10La constitution dogmatique Lumen Gentium de Vatican II insistait sur le fait que l’homme « souvent » était trompé par le démon.
Voir le paragraphe 21 dans Vatican 2 - des cartographies de l’espace inter-religieux centrées sur l’Église

[11Paul dira dans sa première lettre Timothée :

Car il n’y a qu’un seul Dieu, un seul médiateur aussi entre Dieu et les hommes, un homme : Christ Jésus, qui s’est donné en rançon pour tous ../.. (1 Tim. 2,5-6)

Voir Cartographie de l’espace inter-religieux - les progressistes

[12quand Nostra Aetate dit : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. »

[13Voir sur ce sujet notre essai Les religions : facteur de violence ou de paix ?

[14propos du missiologue H. Maurier rapporté par Paul Knitter dans son article intitulé « De l’écclésiocentrisme au christocentrisme et au théocentrisme » publié dans le n°156 de juin 1980 pour la revue Concilium.
Voir Cartographie de l’espace inter-religieux - les progressistes déjà cité

[15comme l’a rappelé en 2000 le cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI (né en 1927, pape de 2005 jusqu’à sa renonciation en 2013 ) dans le document Dominus Iesus de la Congrégation pour la doctrine de la foi

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